dimanche 16 décembre 2007

Fracture numérique et anesthésie intellectuelle.

L’une des dernières croisades en date de nos décideurs est la « réduction de la fracture numérique ». Jolie formule.

À cette fin, des accords ont été passés entre les Communes, les CPAS, des fournisseurs d’accès internet, certains fabricants et des revendeurs de matériels, et quelques ONG s’occupant du reconditionnement de matériel informatique d’occasion. L’idée est certainement louable. Création de centres cybermédia accessibles gratuitement, initiation à l’utilisation de ces nouvelles technologies, possibilité de s’équiper chez soi à petit prix. On songe immédiatement aux avantages : ouverture intellectuelle sur le monde (internet…), possibilité d’améliorer sa situation personnelle (diffusion de CV, apprentissage, formation continue, diversification, contacts facilités…), solution contre l’isolement croissant ( ?), aspect ludique,…

J’imagine que cela fonctionne dans une certaine mesure et que d’aucuns trouvent, par ce biais, des avantages dont ils auraient été exclus autrement. Tant mieux. Mais je sais aussi, parce que je suis un rouage de la machinerie qui permet l’existence de ce projet, que dans beaucoup de cas ce n’est qu’une sucette anesthésiante de plus ! Je reçois tous les jours en consultation ces nouveaux esclaves numériques, l’œil fatigué, PC sous le bras, pleurant que plus rien ne va avec cette satanée machine et cette p… de connexion internet. La plupart du temps, parce qu’ils ont leur fierté, ils ne sont pas venus avant d’avoir bidouillé eux-mêmes dans les entrailles du système ou passé le relais au cousin/voisin « qui s’y connaît en informatique ». Ils sont aussi persuadés, à ce stade de leur déroute, que le problème ne peut venir que du matériel. C’est d’ailleurs la solution qu’on leur vend le plus souvent, du cousin/voisin impuissant aux hot lines surchargées. Le cendrier est plein, donc il faut changer la voiture ! Je reste zen. Un mot est placardé au-dessus de ma table de travail « 99% des problèmes informatiques sont situés entre le clavier et la chaise ». Je passe sur la vulgarisation des explications qu’il me faut débiter pour poser mon diagnostic, cela mériterait une anthologie d’humour et de surréalisme. Mais non, le disque dur ne s’est pas dégonflé et les barrettes n’ont pas fondu !

Le bel outil au potentiel extraordinaire s’est donc transformé, au fil des semaines, en une bête immonde, responsable d’argent perdu, de temps gaspillé, de tracas divers et variés. En plus, la bête est malade et on me demande de la guérir au plus vite car on s’y est attaché ! Consciencieux, j’applique mon traitement, souvent le même d’ailleurs : vermifuge, purge et coup de polish. J’explique, je rassure, je ressuscite les inestimables données que l’on croyait perdues à jamais. Bientôt, la bête ronronne de plaisir et bondit sur internet au quart de tour. Je suis un magicien ! Mon client est content, ce soir Tchantchet va pouvoir tchatter avec Nanette, Bobonne surfer sur Meetic et Raymond se télécharger la dernière vidéo de Paula-X. Dans deux mois, il reviendra pour que je lui retape sa machine victime d’une indigestion de conneries.

S’il est vrai qu’une fracture existe au niveau de l’accès à l’informatique et à l’internet, en raison du marasme socioéconomique ambiant, il est tout aussi vrai qu’une réduction forcée de celle-ci ne réglera pas l’éternel problème de la connerie humaine. Quand l’éducation et l’instruction n’ont pas fait leur travail, lorsque les compétences individuelles sont ce qu’elles sont, placer de tels outils entre les mains de ces personnes revient à placer une machine à écrire entre les pattes d’un singe en espérant qu’il va réécrire Les Misérables. Je ne veux pas dire qu’il ne faut pas inviter ces personnes à apprendre à se servir de l’informatique (pour le plus noble ou le plus vil usage, peu importe d’ailleurs), mais cette incitation encouragée par les autorités politiques n’est ni plus ni moins qu’une anesthésie intellectuelle de plus, doublée d’une nouvelle contrainte économique superflue.

Plus les individus seront engourdis, et pour ceux-là l’ordinateur n’est qu’une extension de tout ce qui fut et est débilitant (de la messe du dimanche aux programmes télé les plus stupides en passant par la CB des années 70 et les magazines people…), plus ils se comporteront en consommateurs dociles. Il y a cet éternel équilibre de précarité à préserver pour que les meneurs puissent continuer à mener grand train sur le dos d’une plèbe exploitée et manipulée de toutes les façons.



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